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Prenez garde à l’eau qui dort. Hélène Bleys au Préau

 

«I do not want art for a few, any more than education for a few, or freedom for a few.»

William Morris, 1877

Lorsque William Morris (1834-1896) donne sa conférence «The Decorative Arts» à Londres, le 4 décembre 1877, devant la Trades Guild of Learning, une association d’artisans qui se mobilise pour le renouvellement de l’apprentissage artistique, il est déjà une personnalité influente. Poète, dessinateur, conférencier, peintre, designer, il est connu pour son engagement libertaire et pour ses idées radicales sur le rôle que peut jouer l’art dans l’émancipation de l’humanité. Il s’exprime pourtant à une période où les prises de position contre «le décoratif» sont d’une violence surprenante. Le modernisme occidental qui se développe alors est résolument anti-décoratif ; son influence aura été telle dans la pensée de l’art des XXe et XXIe siècle, que le mot même de «décoratif» est presque devenu une insulte, opérante encore aujourd’hui : n’est-ce pas le meilleur moyen pour disqualifier une œuvre d’art que de dire d’elle qu’elle est décorative (sous-entendu: creuse et sans cervelle, juste bonne pour faire joli au-dessus du canapé du salon)? Et pourtant, depuis William Morris, la veine décorative de l’art n’est pas morte, et quelques artistes, assez folles et assez fous pour s’inscrire dans la filiation intellectuelle du Britannique, s’en revendiqueraient même ! C’est le cas d’Hélène Bleys qui, dans son exposition L’ondulation du pissenlit, nous propose une démonstration en acte de la puissance du décoratif.

 

Est-ce parce que le décoratif est étroitement lié aux périphéries sociales menaçantes que sont
le populaire, le féminin et le sauvage, qu’il est si lourdement condamné par les élites avant-gardistes? Tout ce qui s’écarte de la droite ligne, de la verticalité mâle et dominatrice, ne peut en effet qu’être suspect... En donnant toute la place dans sa création à la ligne serpentine, aux errances du geste graphique, et aux séductions de la matière (dessinatrice hors pair, Hélène Bleys est aussi une céramiste aguerrie et inventive), l’artiste nous invite à une petite flânerie qui n’a rien d’innocent. Ses œuvres, en bonne mauvaise graine, perturbent et déplacent, chahutent et détournent – mais qu’est- ce qui est ainsi poussé à bout ? Sans doute notre vision trop souvent lisse et lénifiante du vivant, que nous voudrions pouvoir tenir en respect, à défaut de pouvoir le dominer...

Chez Hélène Bleys, la nature déraille et nous appelle : ses pièces, qui semblent tout droit  sorties d’une rêverie psychotropique, nous font signe de les suivre – enfonçons-nous dans ces Mauvaises herbes et allons voir dans la clairière, là-bas, un peu plus loin... Les formes qu’elle nous propose pourraient proliférer à l’infini, et on leur soupçonne en effet une vie autonome et quelque peu perverse. Ses Tentatives de retour au cocon sont une ode à la beauté de l’émaillage, mais elles nous suggèrent aussi une réalité mutante. Chez Hélène Bleys, le dessin et la matière conspirent pour nous souffler que 

peut-être, oui, peut-être, il existe un autre monde, inquiétant et magique, où nous croîtrions à l’envers, et où, d’adultes, les individus régresseraient en cocon, puis en pupe. Parce qu’il s’affranchit des cadres, le décoratif ensauvage la pensée, et l’ouvre au vent de l’étrange et de l’altérité. L’artiste s’est choisi le dessin comme technique matricielle, et même quand elle dispose ses brindilles de céramique dans son installation Ménage de printemps, elle agence et réagence des lignes en un ductus reconnaissable entre mille. Hélène Bleys se méfie des injonctions et de l’esprit de sérieux. Venue à l’art en gardant son regard d’enfant – et tous les enfants ont une prédisposition à être, comme le disait Sigmund Freud, des pervers polymorphes – l’artiste nous convie à nous laisser surprendre. Mais prenez garde à l’eau qui dort...

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Susana Gállego Cuesta
Directrice du musée des Beaux-arts de Nancy

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Hélène Bleys confie “voir le monde comme une composition infinie de traits”. C’est dans cette contemplation qu’elle laisse ses gestes de dessin exprimer son plaisir à réinterpréter les contours harmonieux de la nature.

Considérant la ligne dessinée comme un savoir-faire artisanal, elle en explore les variations de textures, de matérialité et de couleurs. Son goût pour la manualité et les techniques traditionnelles infuse dans ses œuvres un esprit Arts & Craft tandis que ses motifs foisonnants - voire même débordants - d’organismes végétaux et marins réactualisent les enjeux décoratifs de l’Art Nouveau. En effet, grâce à sa maîtrise de la peinture et de la céramique, Hélène Bleys nous embarque dans un voyage surréaliste où fleurs, animaux, météorites et quelques fragments d’anatomie humaine s’entremêlent et se superposent au sein d’installations et d’environnements qui flirtent avec les codes du décor théâtral et du diorama. Elle puise son répertoire formel autant dans les vieux manuels encyclopédiques chinés sur les brocantes que dans ses observations d’après nature ou encore dans les œuvres graphiques de biologistes modernes comme Ernst Haeckel.

Chaque élément reproduit sur papier, mur, carton ou toile cirée vient ensuite s’agencer l’un avec l’autre dans un jeu d’assemblage et de stratification multiple. Dans son œuvre Baisser de rideau (2021) qui inaugure l’entrée des sujets aquatiques dans l’arène créative de l’artiste, des ramifications coralliennes, tantôt colorées tantôt blanches, s’entremêlent à des tentacules spongieuses d’anémones et à d’autres figures découpées. L’évocation du blanchiment du corail et de la disparition des espèces sous-marines induites par le réchauffement climatique contrastent avec les bigarrures des écosystèmes représentés, tout en révélant l’équilibre fragile qui régit le cycle de la vie. Couleurs et noir&blanc s’opposent et se superposent régulièrement dans ses peintures installatives et in situ, comme dans celles intitulées Quand vient la nuit et Quand vient le jour (2018), fondées sur une dialectique antinomique. Dans la première, une couche de papier peint aux motifs de fleurs grandes ouvertes laisse transparaître, grâce à un geste de déchirure, des fragments de papier peint sous-jacent où les fleurs sont fermées comme lorsque la nuit tombe - et inversement dans la seconde peinture.

Au fur et à mesure que l’on contemple l’univers fantastique d’Hélène Bleys, on devine ce goût de l’oxymore qui fait se côtoyer inlassablement les contraires. Dans son installation Midnight Bath (2022), l’artiste a assemblé des formes stéréotypées de flammes aux couleurs vives sur toute la surface d’un rideau de douche en forme de cercle. Ici, l’apparition d’un foyer flamboyant vient fusionner avec les lignes épurées de l’élément aquatique en rappelant le souvenir de ces bains de minuit traditionnellement accompagnés de feux de camp où froid et chaleur viennent se confondre. Toujours dans cette esthétique paradoxale, elle réalise également Le poids de la légèreté (2019) où elle détourne les fils à plomb utilisés dans les techniques de dessin en les reproduisant en faïence, à grande échelle, modelés avec des motifs d’ailes de papillon entassées. La légèreté des insectes associée à la lourdeur de l’objet initial transforme l’instrument de dessin en œuvre elle-même. Oscillant ainsi entre les polarités poétiques, les mains de l’artiste s’amusent à renverser les normes et les hiérarchies qui s’immiscent dans les supports et les techniques des disciplines artistiques.

En conjuguant ainsi la vitalité organique avec la précision de l’ornement, les œuvres d’Hélène Bleys semblent répondre à la maxime “L’art est long et la vie est brève” formulée par William Morris dans son essai L’art et l’artisanat (1889). Sous ses compositions stylisées faites de spatialisation, de fragmentation, d’entrelacements, d’apparition et de disparition, le “dessin pousse” dit-elle, en prolongeant métaphoriquement la vie.

 

Licia Demuro, Commissaire d’exposition et critique d’art, 2023

 

« Le soin du détail, on le retrouve dans le travail d’Hélène Bleys, même si, chez elle, la maîtrise de la céramique se construit de manière empirique. On y trouve une grande précision apportée à la ligne, sa finesse et sa délicatesse. Se déploie en effet dans ses céramiques tout le langage du trait qui se manifeste dans ses encres de chine sur papier. On pourrait même dire qu’il s’agit pour elle de transcrire en volume ses dessins. Car c’est bien sa pratique du dessin qui influence celle de l’argile. Elle y perpétue les champs thématiques qui l’inspirent, le corps, animal, végétal, humain qu’elle syncrétise dans un tout intrigant et étrange mais à la fois joyeux et mutin comme pour mieux s’affranchir de ce que l’on pourrait prendre pour une obsession déroutante.»

 

Vincent Verlé, Extrait du catalogue de l’exposition «Artefacts»,Dorossy Salon, Séoul, 2018

 

 

« Comme pour déjouer le rythme effréné d’une modernité à la mécanique trop huilée, Hélène Bleys

s’inscrit comme une digne héritière du cinéma burlesque. De Buster Keaton aux NULS en passant par les Monty Pythons ou les Marx Brothers, les dessins ou les sculptures convulsives d’Hélène Bleys enrayent
à coup d’organes les algorithmes qui régissent désormais nos vies et nos interactions. Car il s’agit bien ici du corps, dans son intime profondeur et ses vaines tentatives de lui définir un genre que l’artiste accumule nattes, intestins, muqueuses ... Pour ériger une barricade face à la linéarité d’un progrès trop lisse qui nous fait perdre de vue l’essentiel : de quoi sommes nous faits ? Certes, cette pensée matérialiste, faite de chair et avec ses tripes ne se résume pas à une leçon d’anatomie pour apprentis chirurgiens. Mais par effet de surenchère l’artiste rompt avec la production niaise et sucrée de l’industrie culturelle de masse, elle fait dérailler le train en provenance de La Ciotat dans un vacarme de rire aux éclats. MOOUUUAAAAHHH ! Comme une mauvaise blague qui dérangerait la bienséance, le travail d’Hélène Bleys n’en est pas moins appliqué, méticuleux et détaillé. Nourrie à la série B, le mauvais genre aurait entamé le sourire figé d’une jeune fille bien élevée, pour mieux faire éclater – de rire – les carcans dans les- quels on aurait trop voulu l’enfermer. Il est ici question de Plaisir, avec un grand « P », bruyant, le corps assumé et les entrailles à l’air. Gourmande et libertaire, l’artiste manie le trait précieux et raffiné d’une comtesse que l’on aurait conviée à diner avec Piccoli et Mastroianni à la table de Marco Ferreri. Si le rire a des vertus pour les traits du visage, cette exposition peut aussi s’appliquer comme une crème anti-rides, un retour à l’enfant qui nous somme de rester en éveil, de s’étonner et d’observer les dangers qui nous guettent. Le regard affuté et les grands yeux ouverts, attentifs au chaos du monde, l’artiste convoque nos premiers gestes : modeler, dessiner pour ainsi faire tomber les masques d’un art policé et d’une esthétique trop sophistiquée. Rien de tout cela ici, l’encre et la main suffisent à contenter un doux plaisir journalier, celui de traquer et représenter nos profondes perversions et nos travers quotidiens. Attentive au moindre détail, le trivial côtoie le précieux, le sordide ponctue l’ordinaire, et l’artiste nous rappelle si besoin la citation de Jeff Wall : « La peinture, au même titre que le dessin, fait partie de l’art à titre permanent, à cause de la nature de nos mains ».

 

Sébastien Gouju, pour l'exposition Parcours d'artistes au Frac lorraine, 49 Nord 6 Est, 2017

« C’est avec l’emploi unique et épuré de l’encre de chine qu’Hélène Bleys fixe dans le temps des compositions figuratives instinctives où se dessine jour après jour une histoire trouble et intime semée d’indices et de signes souvent évocateurs. »

Marion Auburtin & Benjamin L. Aman, Extrait du catalogue de l’exposition «Action ou Vérité ?», Galerie NaMima, 2015

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